Je porte en moi tous les Topiol qui m'ont été épargnés (texte)

- Création 2011 - 


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Je porte en moi tous les Topiol qui m'ont été épargnés, de Marguerite Topiol (2011)
Ecriture dramatique réalisée dans le cadre des projets de fin d'études de l'Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS)
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Je porte en moi tous les Topiol qui m’ont été épargnés



Je tiens à remercier :
Virginie Thirion, Anny Czuper, et Jean-Marie Piemme pour leur soutien, leur patience, et leur bienveillance
.



ESPACE :

Un immeuble vu en coupe : Sur le plateau, les spectateurs voient 2 étages de cet immeuble.
À l'étage inférieur, un appartement constitué d'une salle à manger, une chambre à coucher, et des toilettes. À l'étage supérieur, une chambre de bonne transformée en atelier de montage.


TEMPS :
La pièce se passe en 2011. L'action s'étale sur une nuit blanche.
Le film se passe début des années 80. Les événements ont lieu entre le 1
er mai 1982 et le 31 mars 1983.


NB : Afin de marquer la différence entre les passages du film et les passages joués sur le plateau, 2 typographies et couleurs ont été utilisées : Baskerville Old Face en brun pour la partie plateau ; Arial en bleu pour la partie vidéo.



PERSONNAGES :

Les personnages de la pièce :
Rachel : la réalisatrice. Environ 30 ans. + Rahel : la même, à 4 ans
Cath : sa mère. Environ 30 ans. + Catherine : la même, à 60 ans. + Cathy : la même, à 4 ans Simon : son père. Environ 30 ans. + Shimon : le même, à 4 ans
Clara : sa grand-mère paternelle. Une vieillarde.
Ibrahim : son grand-père paternel. Un vieillard.
Marie-Laure : la meilleure amie de Cath.
Antoine : le fils de Marie-Laure. Un bébé.


Les personnages du film :
CATH : environ 30 ans.
SIMON : environ 30 ans. + SHIMON : le même, à 4 ans MAMIE : la mère de Catherine. Plus de 50 ans. LOUISE : la fille de Catherine. 4 ans.
MARIE-LAURE : la meilleure amie de Cath.
ANTOINE : le fils de Marie-Laure. Un bébé.
ROGER : un ami de Simon
Des amis de Cath...





« Dis papa, Je sais bien que c’est pas vrai, mais parfois avant de jouer, j’imagine que tu es là, assis quelque part dans le public, et je me dis que c’est pour toi que je fais tout ça. Je pense toujours à toi. Et ce soir encore, C’est pour toi que je vais jouer. J’espère que tu m’entends.


Je dédie ce spectacle à mon père. » [Gilbert sur scène, Yves Hunstad]




À l'étage inférieur :

1er tableau

Clara, Ibrahim et Shimon dinent à la table familiale de leur petit appartement. Il fait sombre car seule la lumière de l'hiver, qui traverse la fenêtre, les éclaire. Le repas se passe dans le silence le plus complet. Shimon doit avoir environ 4 ans. Il est déjà rondouillard. Il mange une purée de pomme de terre qui lui gonfle les joues. Il pleure silencieusement, le nez dans son assiette.


À l'étage supérieur :

Rachel entre dans l'atelier avec son sac de voyage. C'est une minuscule pièce où se trouve une planche posée sur 2 tréteaux en guise de table, une lampe de bureau, un lit dans un coin et des étagères prêtes à craquer, remplies de boîtes en carton. Rachel allume la petite lampe, sort de son sac son ordinateur, son vidéoprojecteur, branche le tout et envoie le début de ses rushes sur le mur du fond (face public). Elle s'assoit sur le rebord du lit et regarde longuement ses tennis. Puis, elle sort, d’une poche intérieure de sa veste, un petit caméscope qu’elle braque sur son propre visage. Elle se racle la gorge et commence à se filmer.

Rachel : Je connais ton passé trop épais. (Elle réfléchit.) Je connais la poussière qui envahie ton crâne quand arrive la nuit. Non, ce n’est pas ça... La couleur des jours de mauvais sang. La couleur... L’humeur de tes discours lorsque l’angoisse envahie la chambre. Ta chambre ? La chambre. Je connais.

Temps.

Mais toi... toi... je ne sais pas. Ton rire, ta folie, ton amour de la vie. Je ne sais pas. Est-ce que tu as seulement ça en toi ? Merde !

Elle jette le caméscope sur l’oreiller derrière elle. Sur le mur, les rushes de la première séquence défilent :


SEQUENCE 1 : NOIR ET BLANC

Cette séquence est entièrement en voix-off. Les acteurs n’ouvrent pas la bouche mais jouent synchroniquement toutes les mimiques et actions correspondantes. Cela doit donner l’impression d’une grande complicité entre les personnages qui communiquent comme par télépathie. Mais surtout, cela fait deviner, chez la réalisatrice, une certaine prétention au cinéma d’art et d’essai.

Gros plan sur les yeux de Cath et Simon en alternance (x 3 ou 4). Yeux rieurs, séducteurs, on comprend qu'ils se regardent.
Le plan s'élargit. Elle est dans la cuisine, appuyée à l'évier. Autour d'elle, un groupe d'amis discutent. Elle ne prend pas part à la conversation car toute son attention se porte sur Simon. Lui est dans l'encoignure de la porte et fait le guignol (ex : il mime qu'il descend un escalier imaginaire, essaye d'avaler au vol une poignée entière de cacahuètes mais se les
prend dans l'œil, etc...)

Finalement, le groupe d'amis meut vers le salon.

PHILIPPE : Tu viens Catherine ? CATH, sortant de sa torpeur : Euh oui.

Rachel se lève et se dirige vers son ordinateur. Elle ajoute une incruste qui apparaît à l'image en même temps qu'elle la tape sur son clavier :

Paris, mai 1982.
Elle se retourne vers le mur pour regarder le résultat et reste plantée là, debout face au film.

Quand Cath passe la porte à son tour, elle se retrouve seule dans le couloir étroit avec Simon. Il lui tourne autour de telle façon qu'ils se mettent à faire comme des pas de danses.

SIMON : Alors... Quoi de neuf ? CATH : Hey.
SIMON : Comment ça va ? CATH : Ça va.

SIMON: Ouais ?
CATH : Ouais.
SIMON : Je crois qu'on se connaît, en fait. CATH : Ah, vous croyez ?

Marguerite Topiol, 23 mai 2011

SIMON : Ouais ouais ouais, on s'connait. C'était euh... Putain, c'était où déjà ? C'était, je crois que c'était... Vous connaissez Daniel, non ?
CATH : Emmm je connais un Daniel.
SIMON : Daniel, vous savez, un roux... un mec drôle.

CATH : Ah ouais, un mec très drôle !
SIMON : Ouais ouais ouais... Ok. Donc, donc vous étiez à sa fête, je crois.
CATH : Vous étiez à sa fête ?
SIMON : Oui, j'étais à sa fête... Bien sûr j'étais à sa fête. Et je me souviens de vous maintenant.
CATH : Ah, vous croyez ?
SIMON : Ouais ouais ouais... Alors, ça va ?
CATH : (rires) Bien.
SIMON : (rires) Ouais ?
CATH : Ouais.
SIMON : C'est cool.
CATH : C'est quoi votre nom déjà ?
SIMON : Simon, moi c'est Simon.
CATH : Moi, c'est Catherine, au fait.
SIMON : Oh, ouais ouais ouais... Bien, bien c'est bien... C'est très bien, je crois. CATH : Avec qui vous êtes ?
SIMON : Pardon ?
CATH : Vous êtes avec qui ?
SIMON : Euh... je suis venu seul.
CATH : Ah.
SIMON : Ouais.
CATH : Vous voulez m'embrasser ?
SIMON : (Rires) Euh...
CATH : Je sais pas, vous avez l'air de vouloir m'embrasser.
SIMON : Euh oui, c'est vrai... c'est vrai en fait.
CATH : (Rires)
SIMON : Je suis juste pas... Ce genre de choses... D'habitude c'est moi qui... CATH : Vous voulez danser ?
SIMON : Non. On s'embrasse d'abord.
CATH : Vous voulez boire ?
SIMON : Et si on s'embrassait... et puis on buvait... et puis on dansait ?
CATH : Et si on buvait d'abord ?
SIMON : On boit d'abord ?

CATH : Je pense.

SIMON : Alors ce sera un baiser alcoolisé.
CATH : Pourquoi pas ?
SIMON : Que voulez-vous boire ?
CATH : Je suis désolée, c'est quoi votre nom déjà ?
SIMON : C'est Simon.
CATH : C'est ça... Simon.
SIMON, sans rien lui donner : Ok, voici votre verre... Voilà le mien...
CATH : Tchin
SIMON : Un grand tchin. Ah... ah... D... Dans les yeux ! Dans les yeux !
CATH : Ah ouais... vous êtes superstitieux.
SIMON : Très superstitieux. Vous savez, on dit que sans regarder dans les yeux...
CATH : ...ça porte malheur.
SIMON : J'ai plutôt entendu dire : sept ans de mauvais sexe !
CATH : Wahou.
SIMON : C'est pour ça que je regarde dans les yeux... J'ai compris quel était mon problème. Vous imaginez ? Sept longues années... de sexe pourri...
CATH : (rires)
SIMON, riant : C'est bon... vous pouvez rire.
(Rires communs)

Soudain, d'un geste vif, il l'attrape par le poignet et l'oblige à le suivre dans la salle de bain. Il referme la porte sur eux. Cath ne semble pas très à l'aise. Temps. Puis, passant devant elle, il entre dans la baignoire afin d'ouvrir la fenêtre mansardée qui se trouve au-dessus. Il grimpe sur le toit. Cath en profite pour se rediriger en catimini vers la porte, mais Simon passe la tête par la fenêtre et lui tend la main :

SIMON : Viens.

Après avoir bu une gorgée de son verre d'alcool imaginaire pour se donner du courage, elle le lui tend. Il s'en débarrasse en le jetant par-dessus son épaule. Puis, il l'aide à grimper. Ils se retrouvent sur le toit.


Rachel se rapproche du mur et caresse le visage de ses 2 héros.


D'un coup, Simon saute dans le vide. Gros plan sur Cath qui pousse un cri silencieux avec l'intensité d'une héroïne Hitchcockienne, et se cache les yeux. Deux grandes mains viennent écarter celles-ci. Gros plan sur les yeux de Cath. Visage de Simon qui lui sourit.

Fin de la bande. L'écran devient noir.

Rachel éteint la lampe de bureau, dernière source de lumière, et se couche sur le lit en chien de fusil, toute habillée. Elle s'endort.

À l'étage inférieur :

Clara, Ibrahim et Shimon sont toujours en train de dîner. Ibrahim allume la Menorah1 qui trône au centre de la table. Shimon, les joues gonflées par sa purée de pomme de terre qu'il n'arrive plus à avaler, pleure toujours silencieusement.

Clara : Avale Shimon.
Shimon avale douloureusement. Il essuie ses joues pleines de larmes. Il a un hoquet d'enfant

qui tente de ne pas pleurer. Clara : Mange Shimon.

Shimon reprend une grosse fourchette de purée et la met dans sa bouche. Ses joues sont à nouveau gonflées comme celle d'un hamster.

Clara : Avale Shimon.
Shimon avale. Il pousse un gémissement qu'il ne pouvait plus retenir et éclate en sanglot. Clara

le prend dans ses bras et le serre fort contre sa poitrine. Clara : Chuuuuttttutututututtuuttt...


1 Le chandelier à 7 branches 

Shimon essaie tant bien que mal de retenir ses larmes. Ibrahim continue à manger, le nez dans son assiette, sans réagir. L'enfant, bercé par sa mère, commence à se calmer. Clara, gardant la tête de Shimon écrasé contre ses seins, en profite pour arracher des mains la fourchette de son mari et racle la fin de purée que contenait son assiette pour l'enfourner par surprise dans la bouche de Shimon. Ibrahim ne réagit pas et garde les yeux fixés sur son assiette, à présent vide. Shimon a à nouveau les joues gonflées de purée.

Clara : Avale Shimon.

Shimon avale. Clara le lâche pour partir dans la cuisine. L'enfant s'évanouit sur la table. Ibrahim le redresse sur sa chaise, lui tapote les joues. Le petit se réveille à peu près, vaseux. Clara entre avec un énorme gâteau de Savoie qu'elle dépose sur la table. Shimon a les yeux vides, la bouche entrouverte. Ibrahim ne dit rien en observant sa femme couper l'énorme gâteau en trois parts, dont la plus grosse atterrit dans l'assiette de son fils. Elle se rassoit. Les parents commencent à manger. Concentré, Shimon lève le bras vers sa fourchette. Sa main semble peser une tonne. Sa respiration s'accélère et devient très visible. Il agrippe sa fourchette avec courage et détermination. Il plante son couvert dans l'épais gâteau. Ses yeux sont rivés sur ce nouvel ennemi. Son expression grave n'est pas celle d'un enfant de 4 ans. Son corps entier se crispe autour de la fourchette.

Clara : Mange Shimon.

Shimon tombe de sa chaise, évanoui pour de bon cette fois-ci.
À ce moment-là, on sonne à la porte. Clara se lève pour ouvrir. Shimon est toujours allongé par terre. Clara découvre derrière la porte de l'appartement une petite fille blonde d'environ 4 ans : Rahel.

2!לי ל עבעיבימיין,ליבלינגמיין:Clara

Clara pleure d'émotion. Rahel est inexpressive. Clara la serre dans ses bras, contre son énorme poitrine. On a l'impression qu'elle va étouffer l'enfant. Elle pleure en embrassant 1000 fois le visage de la fillette ; elle lui embrasse les mains, les cheveux, la trempe de larmes. 


2 Traduit du Yiddish : Ma chérie ! Ma poupée ! Ma poupée ! Marguerite Topiol, 23 mai 2011

Puis, elle emmène la petite à table, l'assoit à la place de Shimon, comme si elle ne voyait pas son fils, toujours évanoui par terre.

Clara : Mange ma chérie.
Rahel mange le gâteau. Clara la regarde avec amour en essuyant ses yeux avec son mouchoir.

La petite fille finit par regarder Shimon à ses pieds : Rahel : Papa ? Papa ? T'es mort ?
À l'étage supérieur :

Rachel, dans son sommeil : T'es mort papa ?
Shimon,
jusqu’ici inerte, fait oui de la tête pour faire rire la fillette. Rahel pousse un petit cri

aigu, et gloussant comme une enfant qui joue, elle sort au galop. Clara, désemparée : Non ! Rahel ! Rahel !

La petite lui a déjà échappé.
Un chant Yiddish se fait entendre :
« Kinderjohren, de Mordechaj Gebirtig, pour voix et violon » :

« Kinderyorn, size kinderyorn
Eybik blaybt ir vakh in mayn zikorn; Ven ikh trakht fun ayer tzayt,
Vert mir azoy bang un layd.
Oy, vi shnel bin ikh shoyn alt gevorn.

Nokh shteyt mir dos shtibl far di oygn, Vu ikh bin geboyrn oygetzoygn
Oykh mayn vigl ze ikh dort,
Shteyt nokh oyf dem zelbn ort -

Vi a kholem is doz altz forfloygn.

Nokh ze ikh dikh, Feygele, du sheyne, Nokh kush ikh di royte beklekh dayne,

Dayne oygn ful mit kheyn,
Dringen in mayn hartz arayn,
Kh'hob gemeynt, du vest amol zayn mayne.

Kinderyorn, kh'hob aykh ongevoyrn. Mayn getraye mamen oykh farloyrn, Fun der shtub nishto keyn flek, Feygele iz oykh avek,

Oy vi shnel bin ikh shoyn alt gevorn. » 3
Shimon se relève et la famille passe dans la chambre à coucher. À l’étage supérieur :

Rachel sort de son endormissement et s'étire.

3 Comme souvent dans la tradition Yiddish, cette chanson s’exprime par sous-entendus. Elle traite des enfants juifs de Cracovie dont l’enfance heureuse fut brisée et se termina dans les camps de la mort : « Enfance, douce enfance, à jamais, tu resteras gravée dans ma mémoire. Quand je repense à cette époque, j'ai une telle angoisse et une telle douleur. Oh, comme j'ai vieilli avant l'âge ! Je revois mon foyer, où je suis né, où j'ai été élevé. Je vois mon berceau là-bas, il est encore au même endroit. Tout s'est envolé si vite, comme en rêve. Je te vois encore, petite. J'embrassais tes belles joues rouges. Tes yeux pleins de charmes touchent encore mon cœur. Je pensais qu'un jour tu serais mienne. Ma chère maman, je t'ai perdu aussi. Il ne reste plus rien de ces années. Ma belle aussi s'en est allée. Oh comme j’ai vieilli avant l’âge ! »



À l'étage inférieur :

2ème tableau

Scène muette : Ibrahim, Clara et Shimon mettent leurs robes de nuit et commencent le rituel du soir : toilette, prière, embrassades... Puis se couchent tous les trois dans le même lit de l'unique chambre à coucher. Ibrahim éteint la lampe de chevet.

Pendant ce temps, à l'étage supérieur :

Rachel s'est réveillée et elle a pris son téléphone portable. Elle compose un numéro.

Une voix masculine : Allo ? Rachel : ...
Une voix masculine : Allo ? Rachel : ...

Une voix masculine : Rachel ? C'est toi ?
Rachel s'affole. Elle raccroche. Le téléphone sonne. Rachel : Ahhhhahhhaggg...

Elle éteint l'appareil nerveusement. Elle regarde le téléphone sans oser faire le moindre geste. Finalement, pour penser à autre chose, elle s'installe à sa table de travail et envoie la suite des rushes :


SÉQUENCE 2 : NOIR ET BLANC

Dans cette séquence-ci, un paysage de circulation routière défile à l’arrière de la voiture, comme un effet spécial à l’ancienne, digne d’un film des années 50.
Ils sont dans la 4L. C'est Simon qui conduit.

SIMON : Alors ?
CATH : Alors ?
SIMON : Alors ?... quand est-ce que tu vas me présenter ta fille ? CATH : Tu veux ?
SIMON : Bah... oui. Pourquoi pas ?
CATH : Je sais pas.
SIMON :
On pourrait faire des choses. On pourrait l'emmener au cirque. CATH : On pourrait.
SIMON : Tu fais des choses avec elle ?

Regard.

SIMON : Non mais je veux dire... CATH : Oui ? Tu veux dire quoi ?

Regard.

CATH : Aux dernières nouvelles, toi non plus tu ne fais pas grand-chose avec ta fille. SIMON : C'est faux. C'est totalement faux.
CATH : Oui mais c'est parce que tu travailles pas que tu as le temps de la voir. Tu m'excuses, j'élève seule une enfant de 3 ans avec un salaire de tisserand. Et c'est pas évident, je te ferai dire, de payer des activités à sa gamine en vendant des gilets en shetlands !

SIMON : Oui. CATH : Oui.

Silence.

SIMON : Je travaille. CATH : Tu travailles ?

Marguerite Topiol, 23 mai 2011

SIMON : Pas en ce moment, mais je travaille. CATH : Tu fais quoi ?
SIMON : Je suis bûcheron.
CATH
, riant : Bûcheron ?

SIMON : Qu'est-ce qu'il y a ?
CATH : Non, ok, t'es bûcheron. Et tu bûcheronnes où ?
SIMON : Au Canada.
CATH : Au Canada.
SIMON : Oui, le Canada, tu connais ?
CATH : Oui, je connais le Canada. Je croyais que tu étais Polonais. SIMON : Oui. Et ?
CATH : Et rien. Bûcheron au Canada donc.
SIMON : Mais je ne fais plus ça maintenant.
CATH : Bah oui, ça serait difficile. T'es plus au Canada.

Regard.

CATH : Tu vas faire quoi maintenant alors ?
SIMON : Je suis brocanteur.
CATH : Ah.
SIMON : Tu m'expliques pourquoi bûcheron ça te semble aberrant et brocanteur, non ? CATH : Non, je sais pas. T'as raison. C'est vrai que pourquoi pas. C'est possible. Il en faut. Aussi.

Regard.

SIMON : Je vais sans doute y retourner d'ailleurs. CATH : Au Canada ?
SIMON : Oui.
CATH : Ah.

Silence.

CATH : Quand ?
SIMON : Bientôt. Ça ne marche pas les brocantes. CATH : Ah.

Marguerite Topiol, 23 mai 2011

Silence.

CATH : Tu vas partir alors. Regard.

SIMON : Oui. T'es triste ?
CATH : Non.
SIMON :
Catherine, j’ai quelque chose à te dire.
CATH : Oui ?
SIMON : Je te plais.
CATH : Pfff... C’que t’es con.
SIMON : T'es déçue.
CATH : Non. Mais oui enfin ! Tu vas pas partir quand même ! Reste merde ! SIMON, riant : Oula, t’es vraiment mordue.
CATH : Reste.
SIMON : Je sais pas. On verra.
CATH: C'est tout vu.
SIMON : Ah bon.
CATH : Oui.

Elle l'embrasse sur la joue et le regarde. Il ne réagit pas. Elle recommence. Il ne réagit toujours pas. Elle l'embrasse mille fois. Il finit par rire sous ses baisers qui l'empêchent de conduire. Il la regarde et l'embrasse à son tour, souriant.

Rachel fait un arrêt sur image. Elle se lève et va rallumer son téléphone qu'elle avait jeté sur le lit. Elle compose un numéro.

Une voix masculine : Allo ?... Rachel, je sais que c'est toi. Je t'entends respirer.
Rachel : Allo ? Tu m'entends ?
Une voix masculine au bout du fil : Oui, je t'entends.
Rachel : Ah. Parce que je t'ai appelé tout à l'heure et tu m'entendais pas. Je te parlais mais tu ne m'entendais pas.

Une voix masculine au bout du fil : Arrêtes, t'es pitoyable.

Rachel rougit, et ne trouvant aucune répartie, raccroche. Le téléphone sonne. Rachel se bouche les oreilles et le laisse sonner. Il s'arrête.
Temps.
Elle re
prend son caméscope et filme son visage en gros plan. Elle joue à l’actrice :

Rachel : Si jamais tu partais, partais et me quittais pour toujours, c’est sûr que j’en mourrais. Ça je peux te le jurer. (Elle éteint la caméra. Puis, imitant Marilyn Monroe :) Mon cœur... est à papa.

Elle prend le téléphone et le jette sous le lit. Puis, elle se décide à aller fouiller dans son sac de voyage, à la recherche d'autres rushes à visionner. Manifestement, elle ne trouve pas son bonheur.


À l'étage supérieur :

3ème tableau

Rachel, errant dans la chambre de bonne comme une âme en peine, a soudain l’idée de consulter les vieux cartons posés sur les étagères. Elle remue alors avec frénésie les mini- cassettes que contient l’une des boites. Tant et si bien qu’elle réussit à en faire tomber tout le contenu par terre.

Rachel : Meeerdeeeeeuuh... À l'étage inférieur :

En entendant ce ramdam, Ibrahim et Clara bondissent hors du lit. Clara attrape Shimon. Ibrahim pousse le lit et retire des lattes du plancher. Clara y dépose l'enfant terrorisé. Ibrahim repose les lattes, puis replace le lit.

À l’étage supérieur :

En ramassant les cassettes, Rachel tombe justement sur celle qu’elle cherchait et, excitée, va la mettre dans son caméscope, qu’elle branche au vidéo projecteur pour mieux apprécier le résultat.


SÉQUENCE 3 : COULEUR

Apparaît alors en gros plan, le visage de Shimon enfermé sous les lattes d'un plancher. Il n'y a pas de son sur la vidéo mais il nous parviendra du plateau lorsque le personnage de Shimon, à l'étage inférieur, parlera.

En effet, le spectateur va voir synchroniquement à l'étage inférieur la scène jouée en direct sur le plateau, et à l'étage supérieur, projetée sur le mur, la même scène du point de vue de la caméra focalisée sur Shimon sous le plancher.

(À la vidéo). Le petit Shimon, comme allongé dans un cercueil, est relativement calme. Ce n’est pas la première fois que cela arrive.

À l'étage inférieur :

Shimon, off, sous le plancher : Maman ? Maman ? Je n’aime pas tu sais. Maman ? Tu es là ? Il y a quelqu'un ? J'ai peur maman.

Il tapote doucement contre les lattes.

Au-dessus de lui, un meuble glisse par terre. Shimon est attentif. Une latte est retirée. Ibrahim pose sa vieille main contre la poitrine de son fils.

Ibrahim : Du calme Shimon. Papa et maman sont là. Reste tranquille. Il replace la latte.

À présent, Shimon fait une crise d'angoisse.

Shimon, off : Non ! Non ! Non ! Papa ! J'ai peur, s'il te plaît !
Shimon ferme les yeux très fort. Au-dessus de sa tête, le meuble glisse à nouveau sur le

plancher. De la poussière lui tombe sur le visage. Il tousse péniblement. À travers les lattes, sa maman lui parle :


Clara : Shimon ? Shimon ? Je suis là. Je suis juste au-dessus de toi. Je suis cachée sous le lit. Je suis allongée juste au-dessus de toi Shimon.

Shimon ouvre les yeux.

Shimon, chuchotant off : C'est maman.
Clara : Shimon, tu ne dois pas faire de bruit, tu sais bien. Sinon les méchants messieurs qui

fouillent l’immeuble vont te trouver. Shimon, mets ton doigt sur ta bouche.

Shimon obéit.

Clara : Shimon, pense à tes sœurs qui sont mortes dans le camp. Tu ne veux pas mourir Shimon ?

Shimon secoue très fort la tête en signe de négation.

Shimon, chuchotant off : Non.

Clara : Alors ne bouge plus Shimon. Et si tu entends du bruit, ne bouge pas non plus. Endors- toi Shimon. Dors. Et si papa et maman ne viennent pas te chercher, continue à dormir. Continue à dormir mon amour, pour toujours, Shimon. Tu as compris ?

Shimon secoue la tête en signe de consentement. Il ferme les yeux très fort.

Ibrahim prie en Yiddish.

Cathy, 4 ans elle aussi, pieds nus, en chemise de nuit, entre de nulle part, dans l'appartement. Elle se dirige vers les cabinets. Elle pose une main sur la poignée de la porte.

Cathy : Je t'en prie Sainte Vierge Marie, ne sois pas là, je t'en prie.
Le
ntement, Cathy ouvre la porte en essayant de jeter un coup d'œil dans le cabinet. Voyant que

la Sainte Vierge ne s'y trouve pas, elle pousse un soupir de soulagement.


Cathy : Merci Sainte petite Vierge Marie.

Elle entre dans les toilettes. Retire sa culotte et la pose par terre. Elle soulève sa chemise de nuit jusqu'au-dessus de son ventre, et tente de se hisser sur la cuvette des toilettes, trop haute pour elle. Mais soudain elle se ravise, ferme les yeux et murmure :

Cathy : S'il te plaît Sainte Vierge Marie, toi qui es partout sur la terre comme au ciel, ne sois pas dans la chasse d'eau. Si tu es là, je t'en prie petite Vierge, va-t’en. Je t'en prie. Je t'en prie. (Chuchotant :) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10.

Shimon, sous le plancher, les yeux fermés, à la cantonade : N'aies pas peur, il n'y a personne. Cathy, toujours les yeux fermés, prend une grande inspiration et se hisse comme elle peut sur la

cuvette. Elle est assise mais on n’entend pas l'urine couler. Cathy : J'ai peur. J'ai peur. J'ai trop peur.

Elle se met à pleurer sans bruit. Elle essuie ses larmes avec sa chemise de nuit. Elle descend de la cuvette. Remet sa culotte en pleurant. Elle sort et referme la porte des toilettes. C'est à ce moment-là qu'elle se fait pipi dessus. Cathy met ses mains sur ses yeux.
Temps.

Elle retire sa chemise de nuit et essuie l'urine avec. Pleurant toujours, elle remet sa chemise de nuit, mouillée à présent. Elle sort.

À l'étage supérieur :

Rachel vient se placer devant le caméscope et enclenche l’enregistrement. À la place du visage de Shimon projeté sur le mur, apparait celui de la réalisatrice qui prend un ton de théâtre baroque, avec le sérieux d’Orson Welles dans une tragédie Shakespearienne :

Rachel : Et par ta faute, me voilà contaminée... Tu m’as infectée de ton poison. Pestiférée qui crache son fiel. Tout ce que je produis, tout ce qui sort de moi est laid, une imagerie creuse,

basse. Une nudité impudique et sans valeur. La bile noire que je vomis un peu chaque jour ne me rend pas plus brillante...
Ton emprise. Je n’en veux plus.

Elle débranche le caméscope et le range dans son sac de voyage.

Rachel : Personne ne devrait avoir le droit (ne serait-ce que la possibilité), d’empoisonner une autre vie que la sienne.

Elle se remet au travail sur son ordinateur.

Pendant ce temps, à l'étage inférieur :

Les deux vieillards libèrent Shimon. Clara, assise sur le bord du lit, le berce dans ses bras. Elle lui chuchote des histoires à l'oreille : elle lui distille son poison. L'enfant a l'air terrorisé par les paroles de sa mère. Ibrahim est allé s'assoir à la table de la salle à manger. Il ne bouge pas. Une nuit blanche commence pour la famille.



4ème tableau

SÉQUENCE 4 : NOIR ET BLANC

Travelling entre le ciel et le trottoir désert du mois d'août parisien. Il fait beau comme un dimanche. La caméra tombe sur Simon et Cath, qui marchent dans la rue, main dans la main. Ils sont souriants, manifestement heureux d'être ensemble. Cath s'arrête devant l'étalage d'un épicier.

CATH : On prendrait pas des cerises ? SIMON : Gai avek !4
CATH : Hein ?
SIMON : Hein ?

CATH : Des cerises ?

Simon ne répond rien. Cath hausse les épaules et décroche un sac en papier pour le remplir de cerises. Pendant ce temps, Simon se retourne et observe la rue. Il fronce les sourcils. Cligne des yeux à plusieurs reprises. Secoue la tête comme s'il était embrumé dans des idées peu claires. D'un coup, il attrape Cath par le coude et l'oblige à partir vite, marchant avec une rigidité peu naturelle.

CATH, s'apercevant qu'elle a le sac de cerises dans les mains : Mais Simon, on n'a pas payé ! Attends !
SIMON : Non, non, c'est très bien, on les a déroutés...
CATH, riant : Ça alors ! Je ne savais pas que j’avais affaire à un gangster.

Simon presse le pas.

CATH : Ne coures pas comme ça, ils ne vont pas nous poursuivre pour un sac de cerises ! SIMON, chuchotant : Tu ne sais pas de quoi ils sont capables. Tous les prétextes sont bons. CATH, souriant : Vraiment ?
SIMON, chuchotant : Oui. C'est très grave Catherine, ce n'est pas un jeu.

CATH, jouant le jeu, prenant un air grave : C'est clair. Qu'est-ce qu'on va faire alors ? SIMON, chuchotant : Surtout, on fait comme si de rien était.
CATH : Compris !


4 Va-t'en ! En Yiddish

Simon l'entraîne dans une petite rue et commence alors une sorte de déambulation curieuse, sillonnant les ruelles de manière compulsive.

CATH, toujours jouant : Je crois qu'on les a semés tu sais. SIMON, chuchotant : Pas du tout. Ils sont toujours là.

Cath se retourne discrètement.

CATH : Je t'assure. Il n'y a personne derrière nous.
SIMON, chuchotant : Bien sûr. Ce ne sont pas des amateurs... Ils ne nous suivraient jamais derrière nous. Ils nous suivent devant nous.
CATH, éclatant de rire : Quoi ? J'ai rien compris.
SIMON : N'aies pas peur. J'ai la situation en main.
CATH : Ok !

Ils continuent à sillonner Paris... La caméra les laisse partir au loin. On comprend que leur cavale va sans doute durer des heures.

Rachel : Non, celle-ci je l'enlève. On comprend rien. (Elle hésite.) On comprend ou pas qu'il délire pour de vrai ? (Elle pianote sur le bord de la table, pensive.) Non, on comprend pas.

Le vidéo projecteur renvoie la page du logiciel de montage. Le curseur sélectionne la séquence et la met dans l'icône-poubelle.

Rachel : Même moi qui sais... je ne comprends pas que tu aies vraiment peur. (Décomposant chaque syllabe :) Une terreur profonde.

Elle lance la séquence suivante.


À l’étage inférieur :

5ème tableau

Clara couche Shimon dans le lit familial. Clara : Une histoire avant de s’endormir ? Shimon secoue la tête négativement.

Clara : Non ?
Shimon : Non merci.
Clara : Tu es sûr ? Ça ne me dérange pas tu sais.

Shimon hésite.

Shimon : Une histoire dans un livre alors...
Clara : Tu préfères ? Tu n’aimes pas quand c’est moi qui raconte ? Shimon : Si... mais... J’aime bien regarder des images...
Clara : Des images ?

Shimon opine énergiquement.

Clara : Bien sûr, Shimon. Des images...

Clara se lève et va chercher un album de famille.

Clara : Je vais te montrer plein d’images Shimon. Regarde.

Elle ouvre l’album.

Clara : Là, c’est ton grand-père. Et ta tante. Tu ne les connaîtras jamais mon pauvre chéri. Ils sont morts dans les camps eux aussi...


Shimon remonte la couverture sur sa tête.

Shimon : J’ai très très sommeille.
Clara : Tu peux fermer les yeux si tu veux mon petit, je peux te décrire les photos si tu es trop fatigué pour regarder.

Elle s’allonge auprès de lui et recommence à lui murmurer à l’oreille l’histoire des morts de leur famille.


SÉQUENCE 5 : NOIR ET BLANC

Ils dinent chez mamie. Simon, Cath et Louise sont assis autour de la table, silencieux et un peu endormis. Mamie entre avec un plat qu'elle pose sur la table.

MAMIE : J'ai peur que l'agneau ne soit pas bien cuit. Il va falloir chercher les bonnes tranches...

Gros plan sur des tranches d'agneau encore sanguinolentes.

CATH : Ah oui ! Effectivement. Comment tu as fait ton compte ? C'est encore saignant par endroit. C'est pas possible maman, on ne peut pas manger ça.
MAMIE : Mais si je le remets au four, c'est les pommes boulangères qui vont être brûlées. CATH : Qu'est-ce qui s'est passé ?

MAMIE : Je n'ai pas pu mettre le plat assez longtemps, j'ai été retenu un temps infini à la poste. Je suis rentrée plus tard que ce que j'avais prévu.
SIMON : Vous allez à quelle poste ?
MAMIE : En bas, à Gambetta.

SIMON : Rue Belgrand ?
MAMIE : C'est ça, rue Belgrand.
SIMON, à Cath : C'est bien, ça n'a pas fait fuir le monde...
MAMIE : De quoi parlez-vous ?
CATH : Il y a eu une agression cette semaine là-bas.
MAMIE : Quoi donc ?
CATH : Une espèce de malade qui s'est énervé contre une des guichetières. SIMON : Il l'a carrément menacée d'un couteau.
MAMIE : Non ?!
CATH : C'est fou, hein ? Simon y était.
MAMIE : Hou... Qu'est-ce que vous avez fait ?
SIMON : Je lui ai fait peur.
MAMIE : Vous lui avez fait p...
SIMON : Je lui ai demandé de ranger son couteau et de sortir.
MAMIE : Vous ? Vous, vous lui avez demandé ?
SIMON : C'était juste un pauvre type qui avait perdu la tête.
MAMIE : Oui. Inoffensif en fait.
SIMON : Ah non, je ne dirais pas ça.

CATH : C'est vrai que les fous sont les plus dangereux, ils sont imprévisibles. Rachel revient en arrière et remet cette phrase :
CATH : C’est vrai que les fous sont les plus dangereux, ils sont imprévisibles. Rachel appuie sur pause. Elle réfléchit. Temps. Elle remet sur play.

Simon hoche lentement la tête.

MAMIE : Oui c'est vrai. Et les autres personnes... les clients... les autres... qu'est-ce qu'ils faisaient ?
SIMON : Rien.
CATH : C'est ça le plus fou.

MAMIE : C'est terrible.
SIMON : C’est normal. Ils étaient terrorisés.
MAMIE : Pfff. Oui. En somme, heureusement que vous êtes intervenu. Comment ça s'est terminé ?
SIMON : Je l’ai l'intimidé et il m'a donné son arme avant de partir en courant.
MAMIE : Quelle histoire ! C'est à peine croyable !
CATH : Oui ! Hein !

Simon les regarde, piqué.

SIMON : Vous ne me croyez pas ?
Silence. Les deux femmes se regardent.
SIMON : Vous ne me croyez pas ?!
Il tape du poing. Elles sursautent. Louise, en bout de table, pleure.

SIMON : J'ai encore son couteau ! (Il le sort de l'intérieur de sa saharienne. Une lame impressionnante.) Je le sors d'où ça, hein ?
CATH, livide : Range ça, tu vas faire peur à Louise.

SIMON : Non mais réponds Catherine ! Je le sors d'où ce couteau ? MAMIE : Mais on vous croit Simon ! Vraiment.

Cath prend l'enfant dans ses bras.

SIMON : Catherine ne me croit pas.
CATH : Arrêtes maintenant. Tu vois bien qu'elle pleure.

Simon se lève et va poser le couteau à la cuisine. Il revient. Il s'assoit. Il semble malheureux comme un tout petit garçon.

SIMON : Je suis désolé. Ça me rend triste que tu me dénigres sans arrêt.
CATH : Mais ce n'est pas ce que je fais. Pourquoi tu penses que je ne te crois pas ? SIMON : Regarde comme tu es dure avec moi.
CATH : Non, je suis choquée parce que je ne vois pas pourquoi tu te promènes avec ça dans ta veste. Pourquoi tu ne l'as pas jeté ?
SIMON : Je ne l'ai pas jeté pour pouvoir te le montrer. Je savais que tu ne me croirais pas.

Mamie espérant détendre l'atmosphère commence à servir le repas. Ils mangent silencieusement dans une atmosphère entre la tension et l'extrême fatigue.

Pendant cette séquence, Rachel se frotte plusieurs fois les yeux. Boit de l'eau. Essaie de rester éveillée mais le sommeil la gagne.


6ème tableau

Le téléphone sonne. Rachel sursaute. Elle appuie sur stop avant de partir à la recherche de son téléphone. À quatre pattes sous son lit, elle finit par l’attraper.

Rachel : Allo ?... Maman ? Qu'est-ce qui se passe ? (Rachel regarde sa montre.) Il est 3 heures du matin maman, qu'est-ce qui t'arrive ?... Ils ne t'ont pas donné ton somnifère ?... Tu pleures ? Maman, je ne comprends rien, calme-toi ma petite maman... Mais oui je t'aime... Mais oui maman, je t'aime fort... Oui, je viens d'arriver... Je passe te voir dès demain matin maman, promis... J'arrive le plus vite poss...

Soudain, Catherine, âgée de 60 ans, en chemise de nuit, entre dans la chambre de bonne avec fracas et pousse des hurlements de damnée. Elle court partout comme une possédée dans la petite chambre. Elle est comme une folle sortie de l'asile. Rachel pousse elle aussi des hurlements, de frayeur quant à elle. Alors Catherine s'accroupit et urine sur le plancher. Elle se met à rire comme une petite fille. Elle a l'air possédée. Rachel continue à crier de terreur :

Rachel : Oh mon Dieu ! Oh mon Dieu !
Catherine se calme et s'endort. Rachel pose sa main sur sa bouche, consternée, choquée,

abasourdie.
Rachel : Maman ?
Catherine dort.
À l'étage inférieur :
Shimon, bercé dans les bras de sa mère, à la cantonade : N'aies pas peur. C'est dans ta tête. À l'étage supérieur :

Rachel : Quoi ?

À l'étage inférieur :

Shimon, de même : C'est un cauchemar, n'aies pas peur. À l'étage supérieur :

Rachel s’approche lentement de sa mère.

Rachel : Maman ? Réveilles-toi maman. (Temps.) S’il te plaît... Maman ? C’est un cauchemar, tu sais. On peut se réveiller maintenant, toi comme moi. Si je veux, je peux décider que maintenant, on se réveillerait et tout irait bien.

Catherine se réveille. Elle n’est plus hystérique. Elle regarde sa fille tranquillement. Rachel, émue : Bonjour maman.

Catherine : Bonjour ma chérie. Temps.

Rachel : Tu m’as manqué tu sais.
Catherine : Je suis désolée, ma douce. Tu vas bien ?

Rachel opine.

Catherine : Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? Rachel : En fait... Je... Je parle de toi. Et de Simon aussi. Catherine : Ah oui ?
Rachel
: Oui mais c’est pas facile.
Catherine : Simon est là ?
Rachel : Oui, regarde, il dîne avec mamie.

Elle lui montre le film projeté sur le mur où Simon, Cath, mamie et Louise dînent dans un silence tendu. Mamie et Simon font un signe à Catherine. Rachel sursaute.


Rachel : Euh... mais là, ce que tu vois, c’est un rêve... Un rêve de mon film. Ils ne sont pas censés te faire un signe de la main, là, tu vois...

Rachel est très perturbée.
Catherine
: Et là, avec Louise, c’est ?

Rachel : Toi. À 30 ans. Catherine rit.

Catherine : J’étais drôlement jolie.
Rachel : Oui.
Catherine : Je peux me voir de plus près ? Rachel
: Tu veux... ?

Catherine : Je peux venir un peu par ici ? Je trouve qu’on ne me voit pas bien, là, en bout de table.

Cath sort de table et vient rejoindre Rachel et Catherine en s’approchant au premier plan de l’image. Rachel chancelle.
Les deux femmes se regardent. Catherine se lève et observe de plus près Cath. Silence.

Catherine : Punaise ! Comme j’étais mince à cet âge-là !
CATH, faussement modeste : Pas du tout. Je suis énorme.
Catherine : Je pouvais encore me permettre d’enfiler des jean’s patte d’éph’ et des marcels blancs sur mes petits seins en poire.
CATH : Enfin, mes pattes d’éph’, ça fait un moment que je les ai donnés à l’armée du salut. Catherine : Ah. Ça vous fait bizarre de vous voir comme quand vous serez vieille ?
CATH : Un peu... Je suis un peu inquiète.
Catherine : Inquiète ? Vous êtes déçue ?
Rachel : Tu peux te tutoyer tu sais.
Catherine : Oh oui, bien sûr, je suis sotte.
CATH : Non, pas déçue. Mais je suis triste de voir que je n’ai pas tenu le coup.

Silence.


CATH : Désolée. C’est que... je m’imaginais pas mon futur comme ça...
Catherine : Oui, je me souviens, à ce moment-là, je voulais être actrice... (Elle réalise soudain :) Et me voilà ! En pleine lumière !
CATH : Oui... c’est plutôt un succès, ça...
Catherine : Et tout le monde peut voir comme j’étais belle, spontanée... Merci Rachel...
CATH : C’est vrai. Je suis heureuse d’être dans ton film ma chérie. Merci. C’est un beau cadeau. Même si c’est pour jouer des souvenirs tristes ou angoissants. Je me sens comme une héroïne, une tragédienne. J’aime beaucoup ce rôle.

Rachel regarde Cath avec un sourire jusqu’aux oreilles.

CATH : Qu’est-ce qu’il y a ?
Rachel : Tu as dit « J’aime beaucoup ce rôle. »
CATH : Oui. Et alors ?
Rachel : Non, mais... c’est drôle, parce que c’est ta vie, quoi !
CATH : Oui. J’aime beaucoup le rôle de ma vie.
Rachel : Vraiment ?
CATH : Qu’est-ce qu’il y a ?
Rachel : Comment tu peux dire ça ? Tu as été malheureuse toute ta vie. Regarde où ça t’a mené.
Catherine, un peu vexée : Merci !
Rachel :
Je veux dire... C’est vrai ? Tu aimes le rôle de ta vie ?
CATH : Oui.

Rachel se retourne vers Catherine, éberluée.

Catherine : Oui, c’est vrai. Je suis une sorte de martyre. Il y a quelque chose de digne et de noble. Le malheur, Rachel, est une chose belle.
Rachel
: Mais c’est pas vrai... Je rêve ?
SIMON et MAMIE ensemble : « Oui oui / Oui mon lapin

Catherine : C’est un beau drame, Rachel. J’y suis bien. Regarde comme je peux m’enorgueillir : tu réalises un film sur moi grâce à ça.

CATH : Les gens heureux n’ont pas d’histoires ma chérie.
Rachel : Je n’en reviens pas ! Vous êtes sérieuses ?! Mais c’est trop triste ce que vous dites !


CATH : Attends, je n’ai pas provoqué mes emmerdes non plus. Mais je trouve que j’ai eu une vie bien remplie.
Catherine : Non parce que, ce que les spectateurs ne pourront pas savoir, c’est que l’épisode « Simon », ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de mes malchances...

CATH : Olala... c’est vrai ?
Catherine : Ah ça ! ma grande... tu n’es pas au bout de tes peines.
Rachel : C’est clair. Prépares-toi tout de suite... tu vas en chier.
Catherine : Enfin Rachel ! C’est une façon de parler à ta mère ?
CATH : Au moins, je suis prévenue. Mais...dis... pendant que je t’ai sous la main... je vais réussir ou non en tant que tisserand ?
Catherine et Rachel, riant : Non.
CATH : Merde ! J’aurais pourtant juré que je tenais le bon bout.
Catherine, riant : Menteuse...
CATH : Oui, oh, on peut plaisanter !
Rachel, interrompant : Mais alors, excusez-moi, tu disais que tu te sens fière ?
CATH et Catherine, ensemble : Oui.
Rachel : Tu
trouves de l’orgueil à être une victime de la vie ? C’est agréable ? C’est flatteur ? Catherine : Quelque chose de ce genre...
Rachel : Je suis désolée mais... Je ne suis pas sûre d’être d’accord. Je... Je ne cautionne pas... c’est... non...

Rachel retourne à son ordinateur. Elle ferme la séquence 5 et Cath disparaît.

Catherine : Mais ne détruis pas tout Rachel, on n’a tout de même pas si souvent l’occasion de se parler elle et moi. Moi et moi.
Rachel : Je dois réfléchir, là, maman.
Catherine : Réfléchir ?

Rachel : À mon film.
Catherine : Ah. Alors
... je te laisse ?
Rachel : Non
! Maman... toi, tu pourrais rester encore un peu. Un peu comme ça, s’il te plaît. Catherine : Comme ça... ?
Rachel :
Oui... Exactement comme tu es là.
Catherine : Mais peut-
être qu’on m’attend...
Rachel : Qu’on t’attend où ? Qui ?

Catherine : A la clinique. Je dois peut-être y retourner maintenant. C’est largement l’heure. Rachel : C’est vrai.

Catherine se dirige vers la porte.

Rachel : Maman !
Catherine, se retournant : Oui ma chérie. Rachel
: Ça m’a fait plaisir que tu viennes. Catherine : Moi aussi, ça m’a fait plaisir.

Catherine sort. Rachel, déterminée, se place à son bureau et recommence à projeter une séquence sur le mur.


SÉQUENCE 6 : NOIR ET BLANC

Simon entre en trombes dans la maison de campagne. Surgissant dans le salon avec fracas, il fait sursauter Cath et Marie-Laure qui discutaient devant la cheminée avec leurs enfants.

SIMON : Prenez les enfants, montez-les à l'étage !
CATH, se relevant pour aller à sa rencontre : Simon ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Qu'est-ce qui se passe ?
SIMON : Fais ce que je te dis ! Dépêches-toi !
CATH : Mais enfin...
SIMON : DÉPÊCHES-TOI JE TE DIS !

Terrorisée, Cath attrape Louise et l'emmène à l'étage suivie de Marie-Laure portant son fils dans ses bras.
La porte de la chambre de bonne s'ouvre, et les deux femmes du film entrent avec les enfants dans les bras. Elles les couchent dans le lit de Rachel. Cette dernière observe la scène sans étonnement :

Rachel, calme : Ok. C'est rien, c'est dans ta tête.

Les deux femmes ressortent. Temps. Rachel regarde les enfants. Elle se lève et va les embrasser. Puis elle sort de la chambre à son tour et réapparaît quelques secondes plus tard à l'étage inférieur.

À l'étage inférieur :

Rachel frappe doucement à la porte de l’appartement.
Clara et Ibrahim, paniqués, courent l’un à l’autre. Ibrahim prend Shimon des bras de Clara. Il la serre contre lui et l’entraîne en hâte dans la chambre. Ils allongent à nouveau Shimon dans le trou du plancher. Quant à eux, ils se plaquent au mur, pressés l’un contre l’autre, livides, tétanisés. Les yeux fermés, ils prient en Yiddish dans un murmure inaudible.
Rachel
, inconsciente de la terreur qu’elle provoque, entre dans l'appartement de ses grands- parents. Elle observe tout avec nostalgie. Passe ses mains sur les meubles, regardent les photos, visite...


À l'étage supérieur :

Les enfants dorment dans le lit, et le film continue à se dérouler sur le mur :

Simon pousse les meubles devant les fenêtres et les portes du rez-de-chaussée. Cath redescend rapidement. Des larmes coulent sur ses joues.

CATH : Dis-moi ce qui se passe ? Qu'est-ce qu'il y a ? Tu fais peur à tout le monde. SIMON : On est en danger. Il faut se protéger.

Il la prend dans ses bras.

SIMON : Tout ira bien, ne t'en fais pas. Tout ira bien.
CATH : Je ne comprends pas. Qu'est-ce que tu dis ? Pourquoi on est danger ? Qu'est-ce que tu as fait ?
SIMON, avec fureur : Rien ! Rien ! On a rien fait ! On a rien fait, tu entends ! On est, juste ! Tu peux comprendre ça ?! Moi je ne peux pas ! Moi je ne comprends pas !
CATH : Je t'en prie, calme-toi, Simon, je ne comprends rien.

Marie-Laure observe la scène depuis les escaliers, tétanisée.

SIMON : Catherine, la seule erreur qu'on ait faite, c'est de naître. C'est d'être juif. CATH : Je ne suis pas juive. Qu'est-ce que tu racontes ?
SIMON : Pas toi ! Moi !
CATH : Ah oui. Je sais.

SIMON : Oui ! Tu le savais ! Tu le savais avant de commencer à vivre avec moi ! Tu savais ce que tu faisais ! Et pour ça, tu es dans le même sac que nous tous ! Et Marie-Laure aussi, en traînant avec nous ! Vous êtes complices d'aimer les juifs ! De faire l'amour avec eux ! Vous aussi, on vous tuera !

MARIE-LAURE : Mais ça va pas la tête ! On est où là ?! C'est quoi ce cirque !
SIMON : Vous ne savez rien, vous ! Vous ne comprenez rien. Mais ça a recommencé. Ça recommence... Je suis désolé.

Simon s'écroule sur le banc de la salle à manger et pleure la tête dans ses mains.

SIMON : Je suis désolé. Tout est de ma faute. Tout est de ma faute. Je n'aurais jamais dû vous approcher.

Il se redresse soudain.

SIMON : Mais je vais vous protéger. Je ne les laisserai pas vous faire du mal. Ni à vous, ni aux enfants.

Il sort en courant de la maison. Cath regarde Marie-Laure avec angoisse.

MARIE-LAURE : Qu'est-ce qui se passe ?
CATH : Je ne sais pas. Je ne comprends pas, je suis désolée.

Simon revient en courant avec un fusil entre les mains.

CATH : Oh mon Dieu, Simon, non ! Pas ça ! Pas ça ! Repose ça où tu l'as pris !
SIMON : Non, tu ne comprends pas. Ils ont déjà commencé. Ils ont fait exploser une bombe rue des Rosiers. Ils sont en marche.
MARIE-LAURE : Mais non, tu dois avoir mal compris.
SIMON : Je suis allé sur les lieux pour le vérifier moi-même. Je l'ai vu de mes propres yeux. Je n'y croyais pas non plus quand j'ai entendu la nouvelle à la radio. Je suis allé voir. J'ai vu. J'ai vu. C'est pour ça que je me suis précipité ici... On est plus en sécurité ici qu'entre les murs de Paris. Tout ira bien. Allez vous coucher.
MARIE-LAURE : Non. Il est 19h. Ça va bien là ! On ne va pas tous devenir cinglés non plus ! SIMON : Catherine, allumes la radio. Elle ne comprend pas.

Cath va chercher le poste et le pose sur la table. Ils s'assoient tous les 3 autour de l'objet. Simon cherche la fréquence. Il trouve un bulletin d'informations. Il ne prend pas le temps d'écouter avec elles. Pendant qu'elles tendent l'oreille vers le poste, il monte à l'étage avec précipitation. Il redescend les bras chargé de couvertures. Il attrape son fusil et sort de la pièce.

« Le journaliste radiophonique : ...tout un quartier de Paris, le quartier du Marais, frappé de stupeur et de désolation. Rue des Rosiers, en plein quartier juif, un commando armé et cagoulé s'introduit dans le restaurant Chez Goldenberg, lieu emblématique de la présence


juive à Paris. Il jette une grenade et mitraille les clients. C'est un bain de sang. À cette heure- là, au déjeuner, le restaurant est bondé. Les tueurs voulaient faire le maximum de victimes. Voix d'un témoin : Ils sont rentrés dans le restaurant. Ils ont tirés dans le restaurant. Et après ils sont sortis et ils continuaient à tirer dans la rue, là comme ça...

Le journaliste radiophonique : Dans leur fuite, les tireurs continuent à tirer sur des passants.
Voix d'un second témoin : Ils sont venus vers nous, ils nous ont tirés dessus, puis ils ont continués sur une autre rue.
Un journaliste : Est-ce que vous les avez vus physiquement ?
Voix du second témoin : Je les ai vus physiquement. Ils sont venus avec la mitraillette. Ils ont commencé à tirer.
Le journaliste radiophonique : Bilan total de l'action antisémite la plus meurtrière jamais commise en France depuis 1945 : 6 morts, 22 blessés, dont plusieurs très grièvement. Dans le quartier, la colère le dispute à l'indignation. La communauté juive est à bout de nerfs et en appelle à l'auto-défense... »5

Cath court rejoindre Simon. Elle tombe immédiatement sur lui : il s'est assis devant la porte d'entrée de la maison, emmitouflé dans les couvertures, les doigts crispés sur son fusil.

SIMON, les yeux pleins de larmes : Je vais monter la garde. Vous pouvez aller vous coucher tranquilles. Je ne laisserai personne entrer. Je me suis justement entraîné à tirer au fusil toute la semaine dernière... tout ira bien.

Elle se jette sur lui et le couvre de baisers.

CATH : Olala Simon ! Qu’est-ce que tu racontes ? Écoutes, je suis désolée de ce qui s'est passé, mais je ne crois pas que la guerre éclate à nouveau. C'était il y a plus de 40 ans, c'est fini maintenant.
SIMON : C'était un acte criminel, Catherine ! Des gens sont morts ! Et c'est ce qu'ils voulaient ! Ce n'est pas un accident ! Et dans le marais ! Contre nous. Contre les juifs.

CATH : Je sais. C'est vrai. C'est horrible. Mais ça ne veut pas dire que la guerre a recommencé. J'en suis sûre, Simon. Fais-moi confiance ! Je t'en supplie, fais-moi confiance. SIMON, pleurant toujours : Non. Non. Ils vont venir. Ils vont prendre ta fille. Ils vont te faire du mal. À moi aussi. Surtout à moi.
CATH : Simon, tu fais une crise d'angoisse, c'est tout.


5 Extrait de l'émission « Spéciale Investigation : l'attentat de la rue des Rosiers », sur Planète Justice. 

SIMON : Laisse-moi ! Laisse-moi !

Cath se lève, totalement désemparée. Simon pleure de plus belle, les dents serrés et pressant son fusil contre sa poitrine. Impuissante, Cath sort de la pièce.
La caméra reste sur Simon prostré, presque autiste.
Fin de la bande.

À l'étage inférieur :

Rachel pénètre dans la chambre. Ses yeux tombent immédiatement sur les lattes du plancher qui s’arrachent et dont elle connait l’existence. Obnubilée, elle ne voit pas ses grands-parents dans le coin opposé de la pièce. Délicatement, elle retire les 3 planches soigneusement replacées par Ibrahim. Ses grands-parents ouvrent les yeux et restent muets de stupeur. Elle regarde le minuscule trou où son père a passé tant de nuit. Shimon n’y est pas. Elle s'y assoit comme elle peut (le trou est vraiment juste assez grand pour un enfant de 4 ans). En glissant ses jambes, ses pieds touchent quelque chose : elle tire une petite couverture bleue toute élimée. Rachel frissonne. Elle sert l’étoffe contre elle et la roule en boule. Elle se met à la bercer comme s’il s’agissait d’un enfant.

Rachel, chantonnant : Mon bébé, mon tout petit... Tu es mon tout petit à moi... Ça va aller mon ange. Ta maman est là et elle va prendre soin de toi. Elle va tout arranger tout petit cœur. Je vais tout faire pour que tu aies la plus belle vie possible. Je suis là, tu peux compter sur moi. Je ferai un monde tellement beau pour toi maintenant, n’aies plus peur. Tu n’auras plus jamais mal, plus jamais de peine. Je te le promets, mon bébé. Mon bébé que j’aime. Plus que tout. Clara : Qu’est-ce que tu fais ?

Rachel sursaute.

Rachel : Pardon. Je ne voulais pas vous...

Ibrahim, sans un mot, retourne s’asseoir à la table de la salle à manger.

Clara : Qu’est-ce que tu fais Rahel ? Tu es folle ?

Rachel : Non. Je ne sais pas...

Clara : En pleine nuit, comme ça... C’est notre mort que tu veux ?
Rachel : Non !
C’est juste que... je me demandais... je me demande si je serai une bonne mère... et...
Clara, l’interrompant : Tu as mangé ?
Rachel : Quoi ?
Clara : Tu as mangé au moins ?
Rachel
: Euh... ça va, je n’ai pas faim. Merci.
Clara : Je ne te demande pas si tu as faim.

Clara sort chercher une part de gâteau dans la cuisine. Rachel vient s’asseoir à table avec son grand-père.

Rachel : Pardon de vous avoir fait peur grand-père.
Ibrahim fixe ses mains posées bien à plat sur la table. Clara entre avec une assiette contenant

une part énorme de gâteau de Savoie. Elle la pose devant Rachel et s’assoit à ses côtés.

Clara : Tu te demandes si tu seras une bonne mère ?
Rachel :
Euh... en fait, je pensais à toi. Enfin, je n’étais pas en train d’imaginer que Shimon était mon bébé, mais... pas vraiment... c’est...
Clara : Tu seras une bonne mère Rahel.
Rachel
: C’est ce que les gens disent. Oui.
Clara : Tu seras une très bonne mère.
Rachel
: Je ne suis pas très... Grand-mère, je me complais dans le malheur. J’ai peur de ne pas transmettre la joie de vivre à mes enfants. J’ai peur de leur donner une vision noire, angoissée, de la vie.
Clara : Il faut apprendre très tôt aux enfants que la vie est dure.
Rachel : Ah ?...
Clara : Mange maintenant Rahel.

Rachel réfléchit.

Rachel : Mais non grand-mère ! Non ! Justement non ! C’est parce que j’ai été élevée comme ça que tout est difficile pour moi : Je suis convaincue que tout doit être dur pour que ça soit

mérité. Je suis convaincue qu’il faut souffrir pour avoir le droit d’exister. Ce n’est pas ça que je veux transmettre à mes enfants... C’est des conneries cet enseignement. Ce n’est pas vrai grand- mère.

Ibrahim tape du poing sur la table. Clara et Rachel sursautent. Temps.

Clara : Tu crois que tu as souffert ?
Rachel
: ...
Clara : Quand est-ce que tu as souffert dans ta vie Rahel ?
Rachel
: ...
Clara : Tu dis des sottises ma petite fille. Tu n’as jamais rien enduré. C’est pour ça que tu n’arrives à rien. Il faut supporter, il faut éprouver son malheur. Toi, tu as toujours été préservée. Il faut des souffrances Rahel.
Rachel : Clara ?
Clara : Rahel ?
Rachel : On ne pourrait pas dire que tu as eu des souffrances pour nous tous ? On ne pourrait pas se dire que tu as eu tellement de peine, grand-mère, que tu as payé pour nous tous ? Et que la famille a fait sa part. Hein ? Comme un quota de souffrances que tu aurais consumé à toi
toute seule. Qu’est-ce que tu en dis ?
Clara, choquée : Comment peux-
tu... ingrate... égoïste... Je devrai souffrir seule Rahel ? Tu abandonnes ta famille ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Rachel : Parce que tu es morte !

Silence.
Clara : Ça, ce
n’est pas très gentil Rahel.

Rachel : Pardon. Silence.

Ibrahim : Non, c’est vrai. Elle a raison... Mais comprends-nous, Rahel : C’est terrible... Voir les autres vivre autour de soi quand soi-même on meurt de douleur. C’était trop douloureux de voir Shimon rire et s’amuser alors que mon fils et les filles de ta grand-mère, nos premiers-nés, ne riraient plus jamais. C’est une torture. C’est si injuste Rahel.

Clara, en colère : C’est toi qui as décidé de tourner un film sur nous tous ma petite fille. Qu’est- ce que tu espérais ?

Rachel réfléchit.

À l’étage supérieur :

Les personnages du film se rapprochent du premier plan pour écouter la réponse de Rachel.

À l’étage supérieur :

Rachel : Être fière. Être fière de ma famille. Mais pas valoriser la souffrance. Ça j’en ai assez. Rachel chante Kinderjohren, selon la version chantée en yiddish par Bente Kahan :

« Kinderyorn, size kinderyorn
Eybik blaybt ir vakh in mayn zikorn; Ven ikh trakht fun ayer tzayt,
Vert mir azoy bang un layd.
Oy, vi shnel bin ikh shoyn alt gevorn. »
6

Ibrahim prend Clara dans ses bras.

Rachel : Pardon Ibrahim, pardon Clara. Ce que j’aimerais, c’est pouvoir montrer une famille combattive. Pas une famille qui subit.

A l’étage supérieur :

A l’image, les personnages du film se regardent les uns les autres, attristés. L’écran de l’ordinateur se met en veille : L’image disparaît pour laisser place à un cadre noir.

6 « Enfance, douce enfance, à jamais, tu resteras gravée dans ma mémoire. Quand je repense à cette époque, j'ai une telle angoisse et une telle douleur. Oh, comme j'ai vieilli avant l'âge ! »


À l'étage supérieur :

7ème tableau7

Cath entre dans la chambre de bonne. Elle est habillée différemment que dans la séquence précédente. Elle va embrasser les enfants couchés dans le lit. Elle s'aperçoit qu'il y a un énorme couteau entre les deux enfants.

Cath : Non. Non. Non. C'est pas vrai. C'est pas possible. Simon, mais non, mais non, c'est pas possible.

On frappe à la porte.

Cath, sursautant : Qui est là ?
Simon, off derrière la porte : Catherine ? C'est moi. Ouvre-moi s'il te plaît.
Cath : Il est tard Simon, rentre chez toi.
Simon, off derrière la porte : Catherine, je t'en prie, ouvre-moi, ça ne va pas.
Cath : Je sais Simon. Mais il est tard. On en reparlera demain.
Simon, off derrière la porte : Ouvre-moi ! Merde !
Cath : Non. Non Simon et calme-toi. Louise dort et je ne veux pas que tu la réveille.
Simon, off derrière la porte : Catherine, si tu n'ouvres pas, je vais mourir !
Cath : Mais non Simon... Non tu ne vas pas mourir.
Simon, off derrière la porte : Si ! Je me tuerai ! Je n'en peux plus Catherine ! J'ai besoin d'aide.

À l'étage inférieur :

Rachel : allez maman... À l'étage supérieur :

Cath entend Rachel. Elle hésite.


7 Cette scène-ci est un immense saut dans le temps. Elle se déroule plusieurs mois après les séquences 6 et 7.

Cath : Simon, j'ai trouvé un couteau dans le lit. Tu te rends compte que Louise aurait pu se blesser ? Qu'est-ce que tu fous Simon ? Tu imagines un peu ce que tu fais ?
Simon, off derrière la porte : Je suis désolé. Je vais mal. Je vais vraiment mal Catherine.

Cath lui ouvre la porte. Elle tient toujours le couteau dans la main. Simon : qu'est-ce que tu fais ? Tu me menaces ?

Cath : De... ? Comment ? Mais non enfin, je... Tiens, je te le rends.
Simon prend le couteau très lentement, hypnotisé par l'objet. Soudain il se jette au sol, genoux à

terre et il pointe le couteau contre sa poitrine. Simon : Je veux mourir, je vais mourir Catherine !

Cath : Mais enfin Simon ! Ça ne va pas la tête ! Arrête tout de suite ! Simon pleure comme un enfant en poussant de gros sanglots :

Simon : Je n'en peux plus ! Je veux mourir ! Je suis fatigué ! Je suis si fatigué Catherine ! Je vais en finir !
Cath : Mais enfin Simon, c'est fini cette tragédie ?! Relève-toi tout de suite.

Cath attrape le couteau et gifle Simon. Abasourdi, celui-ci se relève et la gifle à son tour. Temps.

Cath : Sors d'ici immédiatement. Je ne plaisante pas.
Simon : Pardon. Pardon Catherine. Je ne sais pas ce qui m'a pris.
Cath : Dégage !... Dégage ! Dégage ! Dégage ! Tu es un grand malade Simon. Ras le bol de ton cinéma
! Ras le bol de tes histoires rocambolesques. Tu n’es pas un héros tragique Simon. Tu n’es pas un héros du tout. Tu n’es pas un sauveur : Non tu n’as pas sauvé ton copain Roger de la noyade...
Simon, déboussolé, balbutiant : Mais... si...
Cath, enchaînant : ... Non tu n’as pas sauvé la guichetière de la poste...

Simon, de même : Mais si...
Cath, de même : ... Non tu n’as pas fait un mariage blanc à la mairie de Montreuil pour éviter à une petite iranienne de retourner au pays...
Simon, bas : Si... si, si, si...
Cath : ... Tout le monde me l’a dit Simon. Tes parents, tes amis... Tout le monde dit que tu vis dans ta tête, Simon. Tu te racontes des histoires. Même le coup du bûcheron au Canada, c’est un rêve que tu te fais, c’est pas vrai Simon.
Simon, bas : Je ne sais plus...
Cath : Non Simon... Quand je pense que je pleurais presque, tellement j’avais peur que tu partes réellement au Québec ! Comme j’étais amoureuse de ce héros magnifique ! Je ne sais pas comment tu fais... Tu es très fort. Mais ça ne prend plus. Fini. Tu es un grand malade. Tu dégages ! Tu te barres !

Simon, impressionné, n'ose plus bouger. Cath prend sa fille dans ses bras, et la berce contre elle. On ne sait pas qui elle apaise, sa fille ou elle. Temps.

Cath, calmée : Tu dois te faire aider Simon.
Simon : Oui.
Cath : Il faut aller dans une clinique qui t'aidera. Ça ne peut pas durer, tu es trop malheureux, regarde.
Simon : Oui, je suis malheureux.
Cath : On t'aidera à aller mieux là-bas. Pourquoi tu refuses d'y aller ? Ça ne pourrait que te faire du bien. Tu es juste dépressif, ça se soigne, ça ira mieux...
Simon : Tu as raison. Je suis juste dépressif. Tu as raison. Ce qu'il me faut, c'est du repos.
Cath : Oui, du repos. Dans une maison de santé qui prendra soin de...
Simon : Oui, je dois juste me reposer. Je vais me coucher un peu ici et ça ira mieux. Ce n'est rien Catherine. J'ai juste besoin de dormir un peu. Regarde, je me couche là, et je me repose un peu.

Il se couche par terre dans un coin, comme un chien.
Cath craque. Elle s'assoit par terre, regardant Simon sans pouvoir parler. Elle se recroqueville sur elle-même.


À l'étage inférieur :


Rachel : Non, ne pleure pas maman. On ne peut pas changer l’histoire. C’est pour ça. Ce qui est fait est fait. (À Clara et Ibrahim :) C’est pas à votre histoire de changer. C’est à moi d’en faire quelque chose. (À Cath à l’étage supérieur :) Tu sais quoi maman ? Tu as raison, vous êtes de fabuleux tragédiens tous autant que vous êtes, et vous avez parfaitement de quoi être fiers de votre drame.

À l’étage supérieur :

Cath, ne peut s’empêcher de laisser échapper un rire amer.

À l’étage inférieur :

Rachel : Et c’est pour ça que je vais le raconter comme il est.

Remotivée, Rachel sort du trou du plancher et court à l'étage supérieur. Elle se précipite dans la pièce du dessus pour venir consoler sa maman, mais... la pièce s'est vidée de tous ses invités imaginaires. Rachel, étonnée, observe la pièce vide.

Rachel : La vie et les songes...
Elle va fouiller dans son sac de voyage. Elle en sort une petite brochure comme celles qu’on

distribue dans les hôpitaux. Elle lit :

« Questions fréquentes... Est-ce que je peux encore conduire une voiture ? » (Soupire.) « Dois- je parler de ma maladie aux autres ? » (Rachel regarde son vidéoprojecteur. Elle se racle la gorge.) « Mes enfants auront-ils eux aussi des problèmes de psychose ? » (Temps.) « C'est une question très difficile à laquelle on ne peut pas donner une réponse univoque. Si vous êtes sensible aux psychoses, vous présentez alors vraisemblablement une certaine vulnérabilité. Il semblerait que cette vulnérabilité puisse être transmise d'un parent à son enfant. Plus il y a de personnes psychotiques dans une famille, plus le risque que les enfants en héritent est grand. La gravité de l'affection et le manque actuel de moyens quelconques pour la guérir doivent être prudemment pesés avant de prendre la décision d'avoir des enfants et de risquer d'infliger cette maladie à la génération suivante. Discutez toujours de votre désir d'enfant avec votre partenaire, votre médecin, des auxiliaires professionnels ou des personnes de confiance. »


Elle replie la brochure. Elle reprend le caméscope pour déclarer à l’objectif, très solennelle : Rachel : Si je ne parvenais plus à faire la distinction entre la vie et les songes... Je me tuerai.

Rachel se frotte le visage et se tourne vers son ordinateur pour se remettre au travail. Elle lance de nouveaux rushes :


8ème tableau

SÉQUENCE 7 : NOIR ET BLANC

Cath et Simon sont assis sur des petits sièges de camping, derrière le minuscule stand de brocanteur de Simon. Il semble que Simon soit plus chiffonnier que brocanteur. C'est l'hiver. Ils sont tous les deux emmitouflés dans de gros manteaux. Visiblement, ils meurent de froid mais sont souriants, collés l'un contre l'autre. Roger vient poser son siège de camping à côté d'eux.

ROGER : Salut.
SIMON, lui serrant la main : Bonjour Roger. Catherine, je te présente mon ami Roger. CATH : Ah oui, c'est vous ? Bonjour.

Elle l'embrasse chaleureusement. Roger semble surpris. Il faut dire que son physique peut paraître repoussant aux inconnues : tout son visage présente des cicatrices de grand brûlé. Mais Cath ne semble pas s'en offusquer.

SIMON : 'Fait pas chaud, tu vas voir.
ROGER : Bof, j'ai l'habitude.
CATH, à Simon : Tu pourrais quand même aller nous chercher des cafés au bistro d'à côté. Ça ferait du bien.
SIMON : Ok.

Il se lève et part au bistro. Cath et Roger se retrouvent seuls.

ROGER : Ça marche ?
CATH : Non pas du tout.
ROGER : Bof, il est encore tôt.
CATH : Simon à l'air de penser que si on n'a pas vendu avant 9h, on peut remballer et laisser la place aux suivants.
ROGER : Ouais, c'qui vend lui, c'est les acheteurs de 6-7h du mat' qu'ça intéresse. CATH : Oui.
ROGER : Z'êtes venus avec sa jeep ?
CATH : Non, ça rentrait dans ma 4L.

ROGER, regardant la marchandise : Ouais...
CATH : Simon vous a parlé de moi ?
ROGER, gêné : Un peu. Pas beaucoup. Simon, c'est pas un grand bavard. CATH, souriant : Si.

Roger est gêné. Il ne sait plus quoi répondre.

CATH : C'est pas grave. Moi il m'a parlé de vous.
ROGER : Bof, il a dû t'prévenir rapport à mon visage, c'est ça, hein ?
CATH : Ah non. Non, il m'a parlé de l'accident à la piscine, il y a quelques années.
ROGER : J'me souviens p'us.
CATH : La fois où vous avez failli vous noyer.
ROGER : Ça m'rappelle rien.
CATH : Ah bon ? C'est pas lui qui vous a appris à nager ? À la piscine des Tourelles ? ROGER : Si.
CATH : Bah alors ? Vous vous souvenez pas de la fois où vous avez failli vous noyer et que Simon a dû plonger pour vous récupérer ?
ROGER : Non.

Silence.

CATH : Faut dire que vous étiez en état de choc si j'ai bien compris. Vous vous êtes évanoui.
ROGER : Ça j'crois pas, non. J'm'en souviendrais quand même.
CATH : Mais si !

Voyant que ça semble important, Roger réfléchit.

ROGER : Il a plongé pour m'récupérer ?
CATH : Oui, il vous a hissé hors de l'eau.
ROGER : I' croyait que j'allais me noyer ?
CATH : Il ne croyait rien du tout. Vous étiez en train de vous noyer. ROGER : Non.

Cath, agacée, secoue la tête et décide de couper court à la conversation en regardant ailleurs.

Marguerite Topiol, 23 mai 2011

ROGER : J't'assure ma grande, j'allais pas m'noyer. Mais p't-être que c'est c'que Simon a cru.
CATH : Non, mais laissez tomber.

Silence.
ROGER : T'as pas remarqué que des fois, i' croit des trucs qu'i' rêve ? Cath, lentement, se tourne à nouveau vers lui.

ROGER : C'est vrai, j'me souviens d'une fois où il a sauté dans la piscine et i' m'a obligé à sortir. J'ai pas compris. Maintenant qu'tu l'dis, i' devait sûrement penser qu'j'étais en train de m'noyer. C'est vrai, c'est p't'être ça qu'i' s'disait. Mais moi, j'ai pas compris. J'étais pas en train de m'noyer.

CATH : Vous avez pas eu une crampe, ou un truc comme ça ? ROGER : Non.

Silence.

ROGER : Il a pas menti. C'est vrai que j'me souviens d'une fois où il a sauté dans la piscine pour me sortir de l'eau. C'est juste que ça d'vait être dans sa tête cette histoire de noyade... moi j'allais bien.
CATH : Ça va, j'ai compris.

ROGER : Pas sûr que t'aies compris. CATH : Si.
ROGER : Non, j'crois pas.
CATH: Si, il s'est trompé.

ROGER : Non, il a rêvé. Il a vu un truc qu'était pas vrai. Comme une hallu, tu vois... CATH : C'est pareil.
ROGER : Non.

Silence. Cath a le visage grave. Elle regarde ses pieds en tapant l'une contre l'autre ses mains gantées dans de grosses mitaines pour se réchauffer.

CATH : Ça lui arrive souvent ?

ROGER : T'en penses quoi, toi ?

Elle lève la tête vers lui.

CATH : Oui. Ça lui arrive souvent... Silence.

CATH : Qu'est-ce que c'est ? Il a un genre de schizophrénie ? Il vit dans sa tête ?
ROGER : J'sais pas trop. C'est ce qu'on appelle le syndrome de la s'conde génération. CATH : C'est quoi ?
ROGER : C'est un truc qui z'ont, beaucoup d'enfants d'rescapés. Les enfants des survivants de la guerre des juifs. C'est plein de symptômes mélangés. Y'a ce que tu dis, là, les schizo. Y'a quand on est parano. Y'a raconter des bobards aussi...
CATH : Être mythomane ?
ROGER : Ouais, être mytho. Simon, il est tout ça en même temps avec cette maladie, là : la s'conde génération.
CATH : Je comprends pas. C'est un effet secondaire des gaz que ses parents ont pu ingérer dans les camps ? C'est quoi ?
ROGER : Pfff, mais non, rien à voir. C'est juste que t'es élevé par des gens mabouls qui s'en sont pas sorti. Les parents de Simon, i' sont fous. I' z'ont pas supporté les camps. I' sont revenus fous. Après, va laisser l'éducation d'un enfant à des gens malheureux comme ça ! C'est pô possib'e. C'est pô possib'e... Attends, y a Simon qui revient.

Effectivement, Simon revient avec un petit plateau sur lequel sont disposés trois tasses fumantes.

SIMON : Buvez vite, faut que je leur rapporte la vaisselle fissa. CATH : J'aime pas le café.
SIMON, étonné : Bah ?
ROGER, prenant la tasse restante : Y'a pas d'mal, moi j'aime ça.

Rachel remonte le curseur plus haut sur la piste et repasse un extrait précis :


ROGER : ... I'z'ont pas supporté les camps. I'sont revenus fous. Après, va laisser l'éducation d'un enfant à des gens malheureux comme ça ! C'est pô possib'e. C'est pô possib'e...

Rachel met l'image sur pause.
Douloureuse, elle se lève et se met à danser sur le silence de sa chambre. Petit à petit, comme venu de très loin, on entend Kinderjohren résonner.

À l'étage inférieur :

Ibrahim et Clara aussi dansent amoureusement sur Kinderjohren.

À l’étage supérieur :

Rachel se met à genoux et colle son oreille contre le sol. Prise d’une avide curiosité, elle arrache des lattes du plancher et perce un large trou qui lui permet d’épier le petit bonheur de ses grands-parents. Ils dansent une sorte de valse enivrante. Ils sourient. Ils sont heureux.
La chanson touche à sa fin. Les deux vieux cessent de tournoyer. Ils sont essoufflés. Clara
s’évente en riant. Elle pousse de grands soupirs d’aise. En faisant bouffer sa robe pour laisser pénétrer l’air, elle se dirige vers la coulisse. Ibrahim la regarde partir en souriant. Il aperçoit sa petite fille qui le regarde depuis le plafond. Elle s’apprête à replacer les lattes.

Ibrahim : Rahel ! Je ne suis pas fâché contre toi, tu sais.
Ils se sourient. Elle se glisse par le trou pour descendre à ses côtés.

Ibrahim : Hahaha. Rachel : Hahaha.

Temps.

Rachel : Pardon pour tout à l’heure. J’ai été méchante.
Ibrahim : Déjà toute petite, tu avais l’indécence de rire dans cette maison. De pousser des petits cris aigus et énervants. Mais je vais te dire une secret, (il se penche à son oreille :) j’aimais bien

ça. Et encore maintenant ! C’est une bonne plaisanterie que tu nous fait là, Rahel. Nous faire danser Clara et moi ! En voilà une idée ! (Un temps). Enfin... je suis content.
Rachel : Moi aussi.
Ibrahim : Je suis ravi de faire ta connaissance maintenant que tu es adulte.

Rachel : Moi aussi.
Ibrahim : Je me souviens bien de toi
, tu sais. Tu étais... (Il montre un espace entre ses doigts) grande comme ça.

Rachel rit.

Ibrahim : Oh tu peux rire ! Tu étais bien moche tu sais.
Rachel : Hé !
Ibrahim : Oui oui, je me souviens. Tu avais des gros yeux. Et un long cou. Pas bien beau à
voir... Oh non...
Rachel : Oui bon bah ça va !
Ibrahim :
Le plus vilain bébé que je n’ai jamais vu !
Rachel : Ça arrive même aux meilleurs.
Ibrahim, sceptique : Mmm.

Silence.

Ibrahim : Ahhh... Rahel... ma petite fille... Tu ne sais pas de quoi être fière, hein ? Écoutes-moi Rahel : Shimon, c’est l’enfant-sauveur. Celui qui nous a redonné une raison de vivre. Comme nous l’avons aimé ta grand-mère et moi ! Je t’écoutais tout à l’heure. Tu disais que tu ne connaissais que la part malade de ton père ? Et bien moi je vais te dire : Shimon, du temps où je le fréquentais en tout cas (ce qu’il est devenu après ma mort, qu’est-ce que j’en sais, moi !), il était doux comme un agneau. Affectueux, et intelligent avec ça ! Un bon petit. Pas dérangeant. Tranquille.

Rachel : Un peu pleurnichard ?
Ibrahim : Non. Pas du tout.
Rachel : Ah bon. Je me demande de qui je tiens ça alors.

Shimon entre et passe devant eux sans leur adresser le moindre regard. Il se rend aux toilettes.

Cathy s'y trouve déjà. Elle est à genoux, les mains jointes en prière, les coudes appuyés sur la lunette des WC.
Shimon plonge la main dans la cuvette, et baptise la petite fille.

Cathy, priant : Petite maman. Maman. Par ta grâce. Ne me laisse pas. Maman. Ne me laisse pas toute seule. Maman je t’en prie. Par-ta-toute-grâce-amen.

Shimon s'approche de Cathy et lui caresse les cheveux. De l'autre côté de l'appartement, les rideaux du salon sont gonflés par le vent. Cathy pointe du doigt le voilage :

Cathy, terrifiée : La Sainte Vierge !
La petite fille se cache les yeux. Shimon se met à quatre pattes et aboie furieusement contre les

rideaux. Se prenant au jeu, il part mordre rageusement la tenture.

Cathy, hurlant : S'il te plaît, arrêtes, tu me fais trop de peur ! Arrêtes de faire le chien, ça me fait trop de peur !

Shimon stoppe immédiatement son jeu.

Shimon : Mais c'est un gentil chien.
Cathy : Même.
Ibrahim, à Rachel : Bon. Je crois que tu as ta réponse.
Rachel : Pardon ?
Ibrahim, amer
: C’est elle la pleurnicheuse. N’accuse plus ton père d’être responsable de tes défauts !
Rachel : Tous les parents lèguent des peurs à leurs enfants. Je veux blâmer personne Ibrahim,
c’est pas ça... (Temps.) Je veux juste raconter que les traumatismes, ça se transmet. Vous avez transmis vos souvenirs de la Shoah à Simon. Maman m’a transmis sa peur de l’abandon. Enfin... sa peur de la vie. Sa peur de tout. Sa peur, sa solitude, sa mélancolie, sa désespérance. C’est ça la mémoire familiale, hein ! On transmet à son enfant ce qu’on juge être juste.

Les deux enfants vont se cacher sous la table et disparaissent.


Rachel : Qu’est-ce que tu en penses Ibrahim ? C’est juste ou pas juste ce que vous avez transmis ?

Elle retourne dans sa chambre de bonne.

À l’étage supérieur :

À l’écran, seul Simon est encore assis à son stand de brocanteur.

Rachel, s’adressant à Simon : Je n’y arrive pas, papa. Je n’arrive pas faire quelque chose de votre histoire.
SIMON : Allez... Tu as déjà réussi à faire danser tes grands-parents sur un kaddish qui parle d‘enfants dans les camps de la mort. C’est balèze... quand même...

Rachel, rouge de honte : Elle parle de ça, cette chanson ? À l’étage inférieur :

Ibrahim, criant pour se faire entendre : Ta fille ne parle pas Hébreu ? À l’étage supérieur :

Simon, de même : Non papa. À l’étage inférieur :

Ibrahim, quittant le salon : Oi, gevald !8 Oi !9 Oi ! Oi ! Il sort.
À l’étage supérieur :

Simon, à Rachel : Voilà. C’était ton grand-père. 8 Exclamation désespérée, appel au secours.

9 Exclamation susceptible d’exprimer à peu près n’importe quoi. Marguerite Topiol, 23 mai 2011

Rachel : J’aime beaucoup.
Simon : Je ne l’ai jamais autant entendu parler.
Rachel : Moi non plus je ne t’ai jamais autant entendu parler. (Elle hausse les épaules.) Les pères... que veux-tu...

Elle lui cloue le bec en changeant de séquence :


À l’étage inférieur :

9ème tableau

Cathy, toujours en chemise de nuit, erre dans l’appartement à présent vide. Cathy : Maman ? Maman ? Tu es là ? Maman ? Où es-tu petite maman ?

Elle ouvre la porte de la chambre. Le lit est vide. Elle s’y couche. Temps. Elle regarde sa main. Elle la caresse.

Cathy : Bonne nuit petite maman.
Elle s’embrasse la main.
La main de Cathy : Bonne nuit petite Catherine, fais de beaux rêves. Sa main lui embrasse la joue.


SÉQUENCE 8 : NOIR ET BLANC

Cath entre dans l'appartement, les bras chargés de courses alimentaires d'un côté, et de Louise de l'autre. Par l'entrebâillement de la porte du salon, elle voit Simon assis dans un fauteuil, léthargique.

CATH : Simon ? Ça va ?
Très lentement, il tourne la tête vers elle.

CATH : Tu es sorti aujourd'hui ? SIMON : Je ne peux pas.

Cath pose Louise et les courses par terre. Elle s'approche de lui.

CATH : Ah ?
SIMON : C'est trop dangereux.
CATH : Vraiment?
SIMON : Ils m'attendent. Ils sont partout.
CATH: Oh non Simon, ça ne va pas recommencer !
SIMON : J'aimerais vraiment moi aussi qu'ils arrêtent. J'aimerais vraiment !
CATH : Qui « ils » ?
SIMON : Les groupes terroristes. Les radicaux d'extrême droite. Ces malades d'antisémites qui veulent notre peau. Qu'est-ce que je peux y faire ?
CATH : D'abord sortir ton chien. Je te l'ai déjà dit. Je ne supporte pas la présence de cet animal dans ce tout petit appartement. J'ai peur des chiens ! Et il sent trop mauvais. Laisse- le dans ton appartement, mais ne l'amène plus ici.
SIMON : Mais je ne peux pas le laisser tout seul à Clignancourt. Il est vieux, il peut mourir à tout moment. Je ne peux pas le laisser mourir tout seul. Jamais je ne ferai ça. Jamais. Et puis j'ai besoin de lui ici. Je me sens en sécurité avec lui. D'ailleurs je vais acheter des chiens de garde. Ils nous protégeront tous.
Rachel, commentant : Des Rottweilers...
CATH : Ils nous protégeront de quoi, Simon ? Je te le répète : personne ne nous veut du mal.

SIMON : Ce n'est pas parce que tu n'es pas au courant que ça n'est pas en marche. Au contraire, c'est ce qui devrait te mettre la puce à l'oreille, Catherine. Pourquoi personne n'en parle, selon toi, hein ? C'est un secret d'état. Ils sont protégés par l'état !
CATH : Ou peut-être que si personne n'en parle, c'est parce qu'il n'y a rien à dire ! Y'a pas de complot Simon ! Y'a personne qui prépare une 3ème guerre mondiale ! C'est dans ta tête, tu comprends pas !?

SIMON : Qu'est-ce qui te prend ?... Silence.

CATH, décontenancée : Qu'est-ce qui me prend ?
SIMON : Pourquoi tu insistes tant pour me faire croire que j'ai tort ?
CATH : Mais...
SIMON : Oui, pourquoi ? Puisque tu ne peux pas savoir si tu as raison, pourquoi tu veux absolument me faire croire que j'ai tort ?

Simon se lève, affolé.

SIMON : Qu'est-ce que tu cherches à faire Catherine ?
CATH, fatiguée : J'essaye de te raisonner. De te rassurer.
SIMON : Ça ne me rassure pas du tout. Et tu peux prendre ta petite voix douce, ça ne prend pas avec moi ! Tu essayes de m'embobiner ! Tu changes de tactique, c'est ça ?!
CATH : MAIS ARRÊTES ! ARRÊTES ! Arrêtes à la fin ! J'en peux plus de tes conneries !

Louise toujours assise sur le plancher, pleure. Cath veut aller la calmer.

SIMON : Ne la touche pas !
CATH : Pardon ?
SIMON : Ne t'approches pas d'elle.
CATH : Pour qui tu te prends ? C'est pas ta fille, ok ?
SIMON : Catherine, je ne te crois pas capable d'élever un enfant. Tu n'es pas quelqu'un de confiance... éloignes-toi de cette fillette.


Cath le regarde avec désespoir.


CATH : Et b'in on n’est pas dans la merde alors Simon...
Catherine se laisse glisser contre le mur et s'assoit à côté de Louise, les fesses sur le

plancher elle aussi. Elle prend sa tête entre ses mains et se recroqueville sur elle-même.

CATH : Je suis enceinte Simon. De toi cette fois-ci.
Simon la regarde sans rien dire. On voit que le monde s'effondre sous lui. Il est tétanisé.

CATH, les larmes aux yeux : Il faut que tu dises quelque chose, là, Simon. Parce que moi, je peux pas élever un autre enfant avec un homme comme toi, qui ne sort pas, qui ne travaille plus, qui se laisse mourir... Et qui pense que l'irresponsable dans le couple, c'est moi !... Alors qu'est-ce qu'on va faire Simon ?

SIMON : Je vois ce que tu as fait. Je comprends tout maintenant...
CATH : De quoi ?
SIMON : Tu fais partie de leur camp. Tu as fait exprès de tomber enceinte pour me mettre la main dessus. Tu sais bien que je ne te quitterai pas tant que l'enfant ne sera pas né. C'est très bien joué, Catherine. Bravo.
CATH : Tu veux me quitter ?
SIMON : Tu crois quoi ? Que je vais rester avec un membre de la gestapo ?
CATH : Je suis pas... Quoi ??!
SIMON, paniqué : Qu'est-ce que vous allez me faire ?

À son tour, Simon se laisse glisser au sol et se recroqueville.

CATH : Mais rien Simon, rien !
Elle crapahute jusqu'à lui et tente de le prendre dans ses bras. Mais il la repousse

violemment.

SIMON, surpris par son geste : Oh ! (Il réalise l'ampleur de la situation) Et bien sûr, je ne peux plus te blesser ou te tuer pour me sauver : tu portes mon enfant ! C'est vraiment très très bien joué !


Il se lève et s'approche d'elle, menaçant.


SIMON : Mais ne va pas te leurrer Catherine : j'attendrai que le bébé naisse, et une fois là, je le prends et je l'emmène en sécurité, quelque part où tu ne pourras plus jamais le retrouver. Tu m'entends ? Tu ne ferras pas de mal à mon bébé ! Fais ce que tu veux avec Louise, mais mon enfant à moi, tu n'y touches pas ! Et ne t'imagines même pas avorter. Si finalement ce bébé n'arrive pas à terme, ce sera le signe pour moi que j'avais raison. Et dans ce cas, je n'aurais plus aucune raison de ne pas te tuer.

CATH, affolée : Tu te trompes Simon ! Je veux que ce bébé arrive à terme bien sûr ! Je veux qu'il porte ton nom ! Je veux qu'on soit une famille.
SIMON : Moi pas.

Catherine, chamboulée, attrape Louise et quitte l’appartement en pleurant.

Rachel, à Simon à présent seul à l’écran : Papa ? Simon reste prostré.

Rachel : Je ne sais pas où tu es aujourd'hui. J'espère vraiment que tu vas bien, que tu n'es pas triste. J'espère que tu n'as pas peur de quelque chose, de quoi que ce soit. Même si je me doute qu'il y a peu de chance pour que ce ne soit pas le cas. Et je suis triste de savoir que quelque part, si tu es encore en vie, tu dois être terrorisé, peut-être sans personne avec toi pour te rassurer.

Mais... moi je ne me sens pas la force de partir à ta recherche et je ne veux pas essayer de te sauver. Alors s'il y a quelqu'un qui doit présenter des excuses, c'est peut-être moi. Pardon de te laisser tout seul.
Maman dit que les parents aiment leurs enfants naturellement. Mais que les enfants ne sont pas obligés d'aimer leurs parents. Je ne sais pas si c'est vrai...

Je ne te connais pas alors, comment je pourrais t’aimer ? Mais en faisant ce film, je te découvre petit à petit. Et sincèrement... je ne sais pas ce que je ressens pour toi.
Je crois que j'ai peur de toi, papa. Je vois bien que je ne peux pas gérer. J'ai peur de toi mais je t'aime. Voilà je l'ai dit. Tu me fais mourir de peur, mais je t'aime.

Et j'espère que tu vas bien.

Rachel referme l’écran d’ordinateur. L’image du vidéoprojecteur disparait. Elle prend ses clés et claque la porte derrière elle.


À l’étage supérieur :

10ème tableau

Le chant Yiddish Kinderjohren reprend. Clara et Ibrahim entrent dans la chambre de bonne. Ils laissent la porte ouverte derrière eux. Clara regarde sous le lit et elle tire Shimon et Cathy qui y sont cachés. Chacun des vieillards prend un enfant dans ses bras et ils se mettent à danser sur le chant.

Simon entre à son tour dans l'atelier avec un sac de voyage. Il ne semble pas voir les danseurs. Tandis qu'eux, au contraire, le regardent avec attention et s'écartent pour le laisser visiter. Simon observe la pièce, il caresse le lit où la trace du corps de Rachel se dessine encore. Puis ses yeux tombent sur l'ordinateur. Simon lance la séquence suivante et la regarde sur l'écran sans s'apercevoir qu'elle est également projetée sur le mur. Ses yeux sont braqués sur les rushes. Rachel rentre dans la pièce au même moment, avec un café dans un gobelet en carton et un croissant dans un sac en papier de boulangerie. Elle voit Clara, Ibrahim, Shimon, Cathy et Simon dans sa chambre et cela la fait sourire. Elle referme la porte derrière elle et s'installe sur son lit pour regarder le film qui se déroule sur le mur.


SÉQUENCE 9 : NOIR ET BLANC

Cath est dans sa chambre à la maternité. Elle tient son nouveau-né, Rachel, dans ses bras.

CATH : Rachel, on dirait bien qu'on est entre nous ma fille. Quatre heures et demie pour passer un coup de fil à ses parents... je crois que ton papa est parti. (Chantant :) « Il est parti chercher des cigarettes, en fait, il est parti. » C'est pas grave ma douce. Au contraire. Ça va aller. (Temps.) Merci Simon. Merci et ne reviens pas. (Au bébé :) Je t'aime mon chaton. Je te protégerai, tu vas voir. Je te protègerai bien. Personne ne viendra te prendre, personne ne viendra te retirer à moi. On va trouver des solutions, tu verras. Ça va aller. Je te cacherai s'il le faut. Je ne te quitterai jamais. Jamais jamais jamais.

Rachel, à l’écran : Et malgré ton amour, tu m’as quittée.

Simon sursaute. Rachel appuie sur pause.

Rachel : On devrait être l’enfant de personne ! C’est plus sûr. (Elle rit. À Simon :) Bien joué papa. Au moins, toi tu m'as épargnée. Tu m'as protégé de toi, de ta folie, de tes peurs, de tes angoisses. Tu m'as épargnée. Et je suis sûre que ce n'est pas facile de décider de ne pas voir ses enfants, dans le but de ne pas les abîmer. C'est un gros sacrifice que tu fais.

Et je me dis que, quand tu es en crise, ça doit t'arriver de croire que tu dois venir me sauver, que tu dois enlever ton enfant et l'emmener aux États-Unis pour le cacher dans un ghetto juif... mais malgré tes hallucinations, tu ne l'as jamais fait. Tu t'es contrôlé, maîtrisé, tu as réussi à surpasser tes délires. Tu m'as toujours laissée avec ma maman. Et je t'en remercie. Du fond du cœur. Parce que j'ai la croyance que si tu ne fais pas partie de ma vie, c'est parce que tu as la bonté de ne pas vouloir me transmettre ce que tu es.
Mais tu as tort. Maintenant je suis fière de ton histoire. Je suis hyper fière de cette histoire qui est singulière. Et je suis triste parce que... Parce que tu n'as eu que des filles, et qu'avec nous, ton nom va s'éteindre. Et c'est con, tu sais, parce qu'à chaque fois que je dis que je m'appelle « Topiol », j'ai toujours droit à des réactions... Tout le monde dit que c'est un nom pas commun, qu'il n'avait jamais entendu, qui est drôle, qui sonne bizarre. C'est vrai. TOPIOL. Topiol. (Elle rit). J'aurais vraiment aimé transmettre ce nom. Alors je le fais. Non pas avec un enfant, mais
avec une œuvre. Et tant pis pour l'égocentrisme ! Parce que c'est toi que je célèbre.


Simon la regarde, abasourdi.
Simon : T'es vraiment cinglée ma pauvre fille... Rachel rougit.

Simon : Qu'est-ce qui te prend de me parler comme ça ?
Rachel : Euh...
Simon : Je me fais vraiment du souci pour ta santé mentale Rachel. Rachel : Pierre ?
Simon/Pierre : Oui ?
Rachel, posant ses mains sur son visage : Ooooooooohhhhhhgggg...

Elle le regarde.

Rachel : Je t'ai pris pour mon père.
Simon / Pierre : La vache...
Rachel : Et tu sais quoi ?
Simon / Pierre : Non mais tu vas me le dire. Rachel
: Je m’en fous.

Simon / Pierre : Tu t’en fous de prendre le comédien qui joue ton père pour ton père ? Rachel : Non... Je veux dire... Oui. Je le vis bien.
Simon/ Pierre : Oui, je vois ça.
Rachel
: J’étais persuadée que si un jour je virais psycho, ça serait dramatique. Que je ne le supporterai pas. Et en fait, si. Ça va.

Simon / Pierre : Oui oui oui. Bien sûr. Je crois surtout que tu manques de sommeil. Je suis venu parce que je m'inquiétais.
Rachel : Oui. Désolée pour les coups de fil de cette nuit. C'était stupide.
Simon / Pierre
: ‘ pas grave.

Rachel : J’ai un cadeau pour toi.
Elle lui offre la mini-
cassette sur laquelle elle s’est enregistrée à plusieurs reprises.

Simon / Pierre : C’est

Rachel : Expéri-débile-mental.

Simon / Pierre : Ça promet...

Rachel regarde Ibrahim, Clara, Shimon et Cathy qui sont toujours dans la pièce.

Simon / Pierre : Ça va mieux maintenant ? Rachel : Euh... je ne suis pas trop sûre.
Simon / Pierre : Faut sortir un peu. Prendre l'air. Rachel : Oui, je vais à la clinique aujourd'hui.

Pierre sourit.
Rachel : Pour voir ma mère, banane !

Simon / Pierre : Tu veux que je vienne ?
Rachel regarde Pierre, puis regarde Cath qui est à l'image, projetée sur le mur, regarde à

nouveau son acteur.

Rachel : 'Vaut mieux pas.
Simon / Pierre : Rachel, je ne suis pas ton père.
Rachel : Mais je sais. Arrête de me prendre pour une folle.

Elle l'embrasse sur les lèvres.

Rachel : Tu vois, c'est même pas bizarre. (Elle éclate de rire.) Si en fait c'est hyper bizarre !

Elle prend son sac et se dirige vers la porte.

Rachel : Tu viens ?
Simon / Pierre : Oui. Je peux déposer mon sac de voyage ici ?

Rachel jette un coup d'œil à ses grands-parents imaginaires.


Rachel : Oui.
Les deux jeunes gens quittent la chambre. Juste avant de fermer la porte, Rachel passe la tête

dans l'entrebâillement : Rachel : À ce soir.
Elle ferme la porte.


Noir. 


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